Descendu à la rivière

Ton histoire commence loin là-bas. Dans un village de poussière et de roches. C’est là-bas que tu es né, que tu as grandi, c’est là-bas que tu as ta famille et tes amis. Là-bas, loin de la Suisse.

Tu es arrivé au Centre, à Vallorbe, il y a quelques semaines.
Peu de temps après ton installation, tu as eu une « audition ». Tu as dû raconter toute l’histoire de ta vie pour la première fois à la dame de l’administration.

L’école, tu n’y es pas allé souvent. C’est pourtant à l’école que tu as rencontré cette fille du village, douce, avec des yeux de miel. Vous discutiez, à la sortie des cours, tu la faisais rire. Sur le chemin du retour, tu l’emmenais au verger. Vous appréciez ces instants : troquer la poussière des routes pour la fraîcheur des fruitiers. Des rendez-vous clandestins, durant lesquelles vos cœurs battaient. Tu étais certain d’avoir rencontré la femme de ta vie alors tu arrangeais la vérité, tu disait que le verger était à ton père. Tu t’étais bien gardé de dire qu’en réalité ton père avait hérité des terres arides alors que son frère aîné jouissait des plus fertiles. Tu avais passé sous silence les querelles incessantes et les soirs où tu te couchais le ventre vide.
En gage de ton amour, tu lui avais offert un médaillon. Un médaillon reçu de ta grand-mère maternelle, un bijou qui porte chance.

Vous vous êtes vus quinze ou vingt fois, avant que ton père ne décide qu’il avait besoin de toi aux champs. Tu n’es alors plus allé à l’école et tu n’as plus revu la fille.

Ton cousin Muhammad t’avait surpris une fois avec la fille. Tu lui avais fait promettre de ne rien dire. Ton père et ton oncle se détestent, alors évidemment tu n’avais rien à faire sur cette terre et encore moins avec une femme. Muhammad avait promis et ce silence partagé vous avez rapproché.

D’ailleurs, depuis que tu ne vas plus à l’école, c’est Muhammad que tu retrouves dans le verger avant le repas du soir. Si ton père savait, il te rosserait. Mais vous êtes cousins, vous avez le même âge et les histoires des adultes ne sont pas les vôtres.

Pourtant, un jour d’été, le destin a frappé.

En cette fin de journée, tu retrouves Muhammad. Il propose d’aller à la rivière. Il fait chaud, la poussière colle à vos vêtements, l’eau est une invitation. Tu te souviens, de la vieille qui lave son linge. Cette vieille femme qui nettoie un t-shirt rouge. Tu n’as aucune idée pourquoi tu te souviens de ce détail : les pierres grises de la grève et la tâche rouge éclatante du t-shirt qui sèche au soleil. Avant ton audition à Vallorbe, ton représentant juridique a dit que ce détail était important pour la procédure, qu’il fallait le mentionner à l’administration parce qu’il rendait ton récit vraisemblable. C’est absurde comme un détail peut sembler important alors que l’important, à ton sens, vient juste après.

Muhammad entre dans la rivière. Il rit, il dit que tu n’es certainement pas capable de traverser. Tu es fier, tu n’es pas un dégonflé. Tu le suis. Il marche devant toi, l’eau est haute. Tu concentres ton attention sur l’autre rive. L’eau rafraîchit vos corps. Tu ne sais pas nager mais tu es courageux. L’eau est vive. Soudain, Muhammad perd pied. Il glisse. Il se retrouve la tête sous l’eau.
Tu vois la scène. Tu ne sais pas quoi faire. Tu devrais peut-être plonger mais tu ne sais pas nager. Ça dure quelques minutes puis Muhammad remonte. Le courant le ramène contre la rive. Il ne rit plus.

Pris de panique, tu cours chez toi. Tu trouves ta mère dans la cuisine. Tu cries qu’il y a eu un accident, qu’elle doit se dépêcher. Quand vous arrivez à la rivière, le corps de Muhammad est toujours là. Tu comprends que c’en est fini.

Tu expliques à ta mère les rencontres avec ton cousin. Tu racontes le verger, la chaleur, le jeu absurde. Que faut-il faire maintenant ?
Ta mère est en colère. Elle dit que lorsque ton père et ton oncle apprendront que tu es mêlé au décès, ils ne te laisseront pas en vie. Elle soulève le corps et le lâche dans le courant. Il est préférable dans l’immédiat de laisser croire à une disparition. Toi, tu dois t’enfuir, t’enfuir pour sauver ta peau car le corps risque de remonter et il y aura, sans doute, des témoins.

Ta mère ouvre le tiroir de la grande commode. Elle te tend ta taskera, ta carte d’identité afghane, et quelques économies. Puis elle te dit de prendre le bus pour Téhéran. Elle appellera son frère, tu pourras aller chez lui. Surtout, tu ne dois plus revenir au village.

Tu restes quelques mois dans l’appartement de ton oncle maternel. Tu dors dans le salon. Ton oncle a deux filles, il répare des voitures. Tu sens que tu es une entrave au quotidien.

Tu sais par ta mère que la réaction de ton oncle a été effroyable. Quand il a appris le décès de son fils, il a tout de suite accusé ton père. La dame au t-shirt rouge a parlé, pressé par les anciens. Elle a raconté les enfants qui jouaient dans l’eau. Mais son témoignage n’a pas été entendu. Ta fuite est une preuve suffisante de ta culpabilité.

Tu comprends que tu es une bouche à nourrir, tu comprends que tu portes malheur. Ton oncle maternel ne pourra pas t’héberger longtemps, ton père finira par savoir. Un de ses amis te parle du voyage vers l’Europe. Il te conseille, c’est la meilleure solution. Tu lui cèdes ta taskera et toutes les économies de ta mère. Alors commence le voyage. L’Iran, la Turquie, la Grèce, l’Italie et puis finalement la Suisse. Le passeur t’a dit d’aller à la police en arrivant. C’est ce que tu as fait.

Depuis l’accident à la rivière. Tu n’arrives pas à dormir. Chaque nuit tu te réveilles en sueur. A l’infirmerie, ils t’ont donné des médicaments mais ça ne passe pas.

Grâce aux réseaux sociaux, tu as pris contact avec ton frère aîné. La dame de l’administration a demandé que tu fournisses des documents, un certificat de naissance ou une attestation scolaire. Elle a dit que ce sera favorable à ton dossier. Alors tu as demandé à ton frère s’il pouvait se renseigner, demander aux autorités une copie de ta taskera perdue. Tu lui as laissé ton adresse.

Ici en Suisse,  il n’y a pas la guerre mais le temps est long. Tu aimerais aller en classe, apprendre un métier comme les jeunes de ton âge. Ton frère t’a écrit que depuis l’arrivée au pouvoir des talibans, les filles n’ont plus le droit d’aller à l’école. Il dit que les Hazara, ta minorité ethnique, crèvent de faim et que ton père est violent, très souvent. Tu sais au fond de toi que tu ne rentreras jamais.

Hier, un courrier est arrivé au Centre. Tu étais tellement surpris. Tu t’es dit que ton frère avait certainement trouvé les documents. Ton visage s’est illuminé quand tu l’as déballé. À l’intérieur il y avait le médaillon porte-bonheur. Tu l’as passé autour du cou et tu as remercié la providence. Tu es certain qu’à partir de ce jour tout ira bien.

Tu es descendu à la rivière.

L’Orbe n’est pas loin du Centre.
Le psychiatre dit que cela calmera tes angoisses de te confronter à la rivière.

Tu tiens le médaillon entre tes doigts.
Tes pas glissent sur les rochers couverts de mousse.

Qui sait ce que la vie te réserve ?

« Le cahier nord-vaudois de Sophie », publication dans le journal La Région le 18 août 2022.

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