Échoué à marée basse

Qu’il a plu cet été-là.

Plus que toutes les prédictions des ingénieurs de la deuxième correction des eaux du Jura.

La Thièle débordait et les services de sécurité s’affairaient pour protéger les biens et les personnes. On n’avait pas vu tant d’eau depuis les années cinquante.

Ce samedi, je me promenais en badaud au bord de lac, du côté des Iris. Je l’aperçus devant son cabanon et le hélais. C’était un parfait inconnu mais son air placide m’avait interpellé, d’autant que j’étais désireuse de bénéficier d’un retour terrain des événements.

Il m’expliqua avec calme que sa cave était inondée. Qu’il avait dû, pour sauver ses bottes de pêche, plonger dans le liquide la tête la première. Il craignait la bise qui ferait refluer les vagues contre la rive et noierait, encore un peu plus, son habitation.

Assis sur sa tonnelle, l’homme au visage buriné s’ouvrît. Comme un albatros, il semblait, en parlant, prendre son envol, renouer avec le grand large et la liberté.

Il avait eu son heure de gloire.

Lui, le « bouseux des Terres Rouges », avait publié ses clichés dans le National Geographic.

Il me raconta ses photoreportages au Kenya. Les parcs, la vie sauvage, les couleurs rougeoyantes du soleil qui meurt dans la savane. Une belle revanche pour ce timide, pour ce grand garçon dégingandé qui, petit, avait essuyé les railleries de ses camarades.

Il était différent, solitaire, avait toujours eu une sensibilité pour les belles choses. Au village, il avait été catalogué comme marginal. Difficile de comprendre ce fils de paysan qui passait ses heures à rêver en forêt. Alors, quand il avait estimé avoir suffisamment exercé son objectif dans les bois de Cheseaux-Noréaz, il était parti.

Il avait soif de nouveaux horizons.

Là-bas, au Kenya, il avait observé la migration des gnous du Serengeti, leur instinct immuable.
Il avait vu le bush se parer de fleurs et chatoyer sous les premières pluies.
Il avait parcouru les pistes de terre avec les fiers éleveurs massai. Décrypté la litanie du vent pour guider les troupeaux.

Pourtant, il était rentré.

Dans la précipitation.

Son père s’en était allé. Brutalement. Violemment.
Il ne s’en sortait plus.
Il avait choisi la corde.
Une épaisse. Noueuse. Surtout ne pas se manquer.

Il avait alors fallu mettre aux enchères le domaine familial. Pour éponger les dettes, il avait bradé au plus offrant la demeure et les terres de l’exploitation.

Pierre, car il s’appelait Pierre, avait finalement investi ses économies dans ce modeste cabanon, face au lac.

Depuis, il noyait son chagrin, tous les matins au levant, dans l’ocre qui étreignait le ciel. Voilà vingt ans qu’il vivait de minima sociaux, guettant à l’horizon un signe du destin. Tel l’homme aux jumelles sur la berge, il regardait au loin mais restait immobile. Statue pétrifiée, empêtrée dans la fatalité.

Ce matin pourtant, il avait vu la nature reprendre ses droits. Elle rugissait avec fracas, hurlait notre fragilité, notre passage éphémère en ce monde. Quelles que soient les velléités humaines, les éléments bousculent nos certitudes et la vie sauvage reprend ses droits.

Malgré la cave inondée, il avait chaussé ses bottes-cuissardes, ressorti son 50mm.
Il me disait les vifs qui frayaient sur les chaussées bétonnées, la famille de cygnes qui s’ébattait sur les places de pique-nique, les trembles, les aulnes qui remettaient les pieds dans l’eau.

L’imprévu avait surgi et remplacé la vie morne.

Je repassais dix jours plus tard. La décrue était amorcée.

Sur le cabanon, une pancarte indiquait « à vendre ». Le voisinage m’informa que le bonhomme, à la tête aussi dure que son nom, avait pris le large. Soudainement. En dépit des recommandations.

Au printemps suivant, je me rendais à une exposition naturaliste au château de Champittet.

Une photographie attira mon regard. Elle figurait un marais où se mêlait un enchevêtrement de touffes de laîches et de tiges de roseaux. Les herbes folles s’étiraient, graciles, sous le ciel carmin d’un lever de soleil.

Le cliché datait de septembre 2021.
Il avait été pris à la Grande Cariçaie par Pierre Lavanchy.

« Le cahier nord-vaudois de Sophie », publié dans le journal La Région le 26.08.2021

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