Ils dressent les tables, déposent les cigares dans le fumoir, installent le bouquet de lys blanc dans l’entrée. Il est monumental.
Ce soir, le personnel prépare la fête d’anniversaire d’un représentant d’une grande marque horlogère. On attend du beau monde. Les travaux ont permis de réhabiliter le rez-de-chaussée et des salles de réception font revivre ce fleuron du patrimoine.
Moi, je reviens ici chaque année, le 1er novembre.
Je reviens depuis un siècle. Pour comprendre.
La première fois que je suis venue au Grand-Hôtel, je ne connaissais pas La Vallée.
L’organisateur de l’événement était une relation commerciale privilégier de mon amant. J’avais quitté Paris aux lueurs de l’aube et étais arrivée à destination à la tombée de la nuit. Généreux, Tom, mon amant, avait dépêché à ses frais un chauffeur à la gare de Lausanne et s’était arrangé pour me mettre à disposition une parure de perles. Je brillais dans la fraîcheur des premières neiges.

Comme l’occasion de se voir était rare, il avait insisté pour que je le rejoigne en Suisse, lors de cette fête. Ma présence avait été décidée au tout dernier moment, mon amant étant parvenu à user de son influence auprès du personnel pour me faire inviter à la place d’une comtesse absente.
C’était une occasion rêvée pour la provinciale que j’étais. Tom était marié et ne souhaitait pas afficher notre relation au grand jour, aussi nous avions convenu de ne pas partager la même table. Je prendrais la place de la comtesse, nous resterions discrets jusqu’à l’ouverture du bal. Il viendrait me demander une danse et nous nous éclipserions ensuite dans sa chambre, sans attirer les regards.
Je ne savais que peu de choses sur mon amant.
Tom faisait affaires dans la finance londonienne. On s’était rencontré il y a quelques mois alors qu’il était en France pour raisons professionnels. Il avait poussé la porte du cabaret où je me produisais et était immédiatement tombé sous mon charme. C’est en tout cas ce qu’il écrivait dans ses lettres enflammées et cela suffisait à flatter mon ego.
J’avais à cette époque une haute estime de moi et le succès parisien contribuait à attirer nombres de messieurs dans ma couche si bien que je considérais exceller dans l’art d’envouter les hommes. J’avais constaté qu’ils avaient beau avoir des titres, de hautes fonctions et des responsabilités, ils restaient toujours des enfants. Je leur parlais avec spontanéité. Mon sourire ingénu invitait à la confidence et ma sensualité achevait de les emprisonner dans mes filets.
Je ne peux pas dire que j’avais des sentiments pour Tom mais je le lui laissais penser.
Dès mon arrivée, la gouvernante m’a installé à l’étage dans une pièce qui offrait un confort sommaire. On m’avait vanté Le Pont comme le lieu de villégiature en vogue, une sorte de Davos du Jura et j’étais déçue de la rusticité du mobilier. Toutes les chambres étaient-elles à l’image de celle-ci ?
J’aurais peut-être dû trouver cet accueil étrange mais peu importait. Je tenais le rôle de la comtesse ce soir et j’avais hâte.
Le repas était correct. Faisan, vin de pays et compagnie distrayante.
Le notaire à ma droite, un lourd gaillard à la moustache épaisse, avait des yeux de carpe qui s’échouait sur les perles de mon corsage dès que je gloussais.
A ma gauche le gentilhomme manquait de conversation. Il se disait descendant de l’aristocratie allemande mais c’était un benêt, en âge de se marier, qui rougissait dès que je l’entreprenais. Troublé, il avait offert de m’accompagner le lendemain patiner sur le lac de Joux gelé et je songeais déjà à éconduire mon amant officiel.
En face de moi, il y avait l’homme aux mains longues et au regard fuyant. Tom me l’avait décrit dans son courrier et m’avait demandé de le surveiller. L’homme était longiligne, nerveux. J’avais pour mission de le garder à bonne distance de mon amant. Je ne devais le lâcher des yeux sous aucun prétexte.

J’étais indéniablement la plus belle femme de la soirée. Nous n’étions qu’une poignée et je devançais largement les empotées qui me tenaient lieu de rivales. Les tenues parisiennes et les perles que j’arborais étaient d’une classe folle.
Aussi, lorsque le photographe a souhaité immortaliser mon sourire, c’est avec désinvolture que je me suis laissée aller à le suivre.
Je prenais la pose lorsque ces messieurs se sont retirés dans le fumoir.
J’ai failli à ma mission l’espace de dix minutes.
Tout s’est ensuite accéléré.
Des suffocations.
Un bruit sourd.
Des cris.
Tom gisait là.
Un verre brisé.
Sa chemise tâchée.

***
Quand les enquêteurs sont arrivés, le majordome leur a remis la liste des invités.
J’ai mentionné l’homme au regard en coin mais il ne figurait pas dans le registre des convives et avait disparu. Ma véritable identité en revanche a rapidement été découverte et j’ai dû justifier ma présence. Elle semblait d’autant plus curieuse que la comtesse avait été retrouvée morte le matin même dans son manoir.
Depuis, cette histoire me hante.
Je revis cette soirée maudite depuis un siècle.
Que s’est-il passé ?
Qui en voulait à mon amant ? Pourquoi ?
Ai-je moi aussi été manipulée ?
Mon portait est accroché dans l’entrée. Le nouveau propriétaire a encadré la photo.
Le sourire de la fausse comtesse accueille les réjouissances tous les soirs.
Mon âme, elle, revient ici chaque année, à la Toussaint.
« Le cahier nord-vaudois de Sophie », publication dans le journal La Région le xx octobre 2022.