Le mystère de l’abbatiale

Dès ma première rencontre avec Jean-François, je compris que c’était un homme empêché.
Je l’avais rencontré à la maison de retraite où il avait ses quartiers depuis deux ans. C’était un pensionnaire taciturne, revêche m’avait-on dit. D’aucun dirait qu’il préférait la compagnie des livres à celle des humains.

À cette période, j’avais entrepris l’écriture d’un roman policier dont l’intrigue avait pour cadre un site religieux du pays de Vaud que je voulais emblématique du Moyen Âge. J’étais en phase préparatoire, je réunissais des informations, je nourrissais mon imaginaire.

A la bibliothèque d’Yverdon, on m’avait recommandé les travaux de Jean-François. On me l’avait présenté comme l’expert suisse des sites clunisiens, cette congrégation née en Bourgogne qui avait essaimé un peu partout en Europe. L’homme courrait sur ses 80 ans mais je ne pouvais manquer une rencontre avec ce monument.

J’avais donc pris rendez-vous, impatiente d’enrichir mes recherches, crispée aussi à l’idée de ne pas parvenir à communiquer. Il avait été avisé de ma venue par le personnel soignant, mais cela ne l’empêcha pas de se monter désagréable. Visiblement, il ne souhaitait pas échanger.

Il vitupérait, argumentait que je perdais mon temps, que je ferais mieux d’aller me promener au-dessus des stratus plutôt que d’asticoter un vieux bonhomme.

Jean-François était grand, très grand. Il me faisait l’effet d’un flamant rose recroquevillé sur son fauteuil. Un flamant qui avait oublié qu’il avait un parler chatoyant, une éloquence rare.

Ces longues jambes d’échalas se repliaient sous son nombril. Il avait la tignasse en bataille, bien que clairsemée.

J’entrepris de le questionner sur son parcours de vie.

Il me narra ses recherches menées à l’université de Lausanne alors qu’il était encore un fringant jeune-homme. Pris par le récit, il s’emportait, devenait intarissable. Je compris que j’avais affaire à un passionné. Malgré un corps sclérosé par les années, j’étais stupéfaite par son esprit alerte. Il me citait des dates, me racontais l’histoire de Romainmôtier – de la fondation du monastère jusqu’à l’édification de l’église au XIe siècle. Il évoquait les liens tissés avec l’abbatiale de Payerne toute proche, les rivalités pour les terres avec la famille de Grandson, puis finalement l’imposition de la Réforme par les bernois et l’installation du temple actuel.

Son récit était ponctué d’agacements. Il se plaignait de la nourriture de la cantine, des chambres étroites, des animations infantilisantes dispensées aux pensionnaires.

Il hurlait son besoin d’évasion.

Il voulait sortir.

Il devait sortir.

Il avait, disait-il, quelque chose d’important à vérifier. Et la direction l’en empêchait.

Nous avons passé en revue sa carrière d’historien pendant deux bonnes heures, déroulé les longues soirées dans les archives à étudier les manuscrits, traversés les week-ends de fête, tout ce qui avait fait le pouls de sa vie universitaire.

Après la guerre, on avait aussi beaucoup parlé du bloc soviétique, des militants communistes et, dans les coulisses, des rumeurs avaient circulé. On disait qu’ils avaient été déployés dans les lieux de savoir afin de surveiller le développement de la recherche, une forme d’espionnage sous couvert de veille concurrentielle.

En 68, les étudiants s’étaient mobilisés revendiquant plus de libertés. Il avait adoré ce vent de tempête.

A l’automne 1971, Jean-François avait découvert un manuscrit rédigé par un moine lors de l’édification de l’église. Il faisait mention du « mystère de Romainmôtier », un événement mystique qui ne survenait que deux fois par siècle. Le moine disait que l’orientation de la nef avait été décidée afin de permettre au miracle de s’accomplir tous les cinquante ans, au moment du coucher du soleil, lors du solstice d’hiver. En faisant ses calculs, Jean-François avait réalisé que, si l’on croyait le religieux, l’événement était susceptible de se produire le 21 décembre de l’année en cours, soit dans deux mois à peine.

Je jour J, il s’était donc rendu sur place, à la tombée du jour. Le froid était piquant, de fins cristaux de neige venaient se perdre dans sa barbe touffue de jeune soixante-huitard. Il avait pénétré l’édifice et constaté que le froid glaçant du dehors traversait les murs imposants. L’humidité le saisissait. Elle était sans doute amplifiée par l’ouverture de la lourde porte d’entrée, trouvée béante à son arrivée.

Comme il l’avait lu, il se positionna dans la croisée de l’église. L’édifice semblait vide. Il faisait sombre. Glacial.

Au dernier rayon du soleil, une pierre s’embrasa dans le cœur de l’église.

Un objet se mit à scintiller.

Un pendentif. Une amulette peut-être ?

Jean-François était ébahi devant ce spectacle. Toute son attention était focalisée sur ce trait lumineux qui transperçait l’obscurité, cette clarté divine, surnaturelle, qui irradiait. Lui, ordinairement fâché avec la religion, était profondément troublé.

Obnubilé par l’éclat de l’objet, il s’avança, tendit la main.

Au moment de s’en saisir, une silhouette le devança. Elle rompit la magie et s’éloigna, faisant claquer ses talons sur les dalles de pierre.

Que venait-il de se passer ? Avait-il rêvé ? Qui pouvait donc savoir à part lui ?

À l’évocation de l’épisode, l’agitation de Jean-François ne fit que croître. Je devinais que, cette année, aux dernières lueurs d’automne, le phénomène était susceptible de se reproduire.

Après tant d’années de troubles, tant de questions laissées en suspens, il se devait d’être là. Il devait confirmer. Comprendre s’il y avait eu supercherie.

Mais ce n’était pas possible, n’est-ce pas ? Il n’avait pas pu inventer ? Il en voulait pour preuve ce foulard rouge ramassé sur le perron de l’abbatiale.

C’était-on joué de lui ? Des amis avaient-ils monté ce coup pour le déstabiliser ? En 50 ans, personne n’avait parlé.

Le moine de Cluny disait-il vrai ?

Il devait quitter cet établissement médico-social pour se poster à la croisée de l’édifice. Les abrutis, ici, ne comprenaient pas, l’accusaient de perdre la tête. Mais s’il avait perdu l’usage de ses jambes, il n’en était pas moins parfaitement conscient de l’essentialité de la demande qu’il formulait.

Deux jours plus tard, j’adressai un courrier à Jean-François. J’avais organisé son évasion.

Je lui donnais rendez-vous, mardi 21 décembre, devant sa résidence. Je serai sa kidnappeuse du solstice. Nous nous échapperions le temps d’observer le soleil embraser le cœur de l’abbatiale.

Vous croyez aux mystères ? Alors rendez-vous pris. Rejoignez-nous !

« Le cahier nord-vaudois de Sophie », publication dans le journal La Région le 6 janvier 2022
(Erreur de titre à la publication).

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