Je m’appelle Loris. J’ai huit ans et demi. Presque neuf. J’habite à Grandson, près d’Yverdon et j’aime pas l’école. Surtout Noémie. Noémie c’est la première de la classe. Elle a des lunettes rouges et des cheveux tout lisses. Toujours bien peignés. On dirait qu’elle court jamais. Pas comme les miens, qui sont tout entortillés.
La maîtresse, elle aime bien Noémie. Faut dire, elle répond à toutes les questions.
Noémie, elle m’appelle Bouboule, parce que je suis un peu gros. Alors, moi, je l’appelle Madame Parfaite, parce que Noémie elle est parfaite mais elle est pas drôle du tout comme fille.
L’autre jour, c’est elle qui m’a grillé pour Alexia.
Il y a quelques mois, y’a une dame qui est venu dans la cour de l’école. C’était à la sortie des classes alors on est tous allé vers elle parce qu’elle s’occupait d’un hérisson. C’est les voisins qui lui ont dit qu’il était blessé.
La dame, elle était super. Elle sentait le foin séché et elle avait le temps. J’ai bien discuté avec elle. Elle était pas toute maigre, elle avait des cheveux frisés et elle était très sympathique. J’avais l’impression que, pour une fois, quelqu’un s’intéressait vraiment à moi.
La dame, elle m’a demandé si j’aimais la nature. J’ai répondu que, la nature, papa il disait que c’était pas bon pour l’économie mais que, moi, je savais pas.
Papa, c’est un homme sérieux. Il travaille dans la prospective. A ce que j’ai compris, c’est un truc drôlement compliqué. Un truc pour essayer d’imaginer l’avenir, comme les super héros, sauf que, mon papa, il a pas de super pouvoirs, alors c’est très difficile.
Papa, il dit que la nature elle va poser des problèmes. Il dit qu’on devrait moins écouter les bobos et faire tourner le système tant qu’on peut encore.
Papa il veut que je travaille dur à l’école, pour réussir. Il veut que je sois « économiste dans l’énergétique ». J’ai pas compris mais, ce qui est sûr, c’est que papa il est pas content de moi. Bah ouais, l’école c’est pas mon truc ! J’ai pas de bonnes notes et papa il veut me donner des cours en plus. Il dit que je dois être bon en calcul pour devenir quelqu’un, plus tard.
La copine de papa, c’est Béatrice. C’est une grande dame, toute maigre. Tellement maigre qu’elle a les os des genoux qui pointent sous ses collants. Elle met beaucoup de parfum. Quand elle sort de l’ascenseur, on la sent partout encore longtemps après.
Beatrice, elle veut que je change mon alimentation. Elle dit que je dois faire attention. C’est elle qui a demandé à la cantine qu’ils me servent des légumes à la place des frites. Elle m’emmène toujours voir des médecins. C’est comme si elle avait peur qui me soit arrivé un truc grave.
Mais, moi, je me laisse pas faire. L’autre jour, j’ai refilé mes brocolis à Baptiste. Je lui ai donné une toupie Power Laser en échange des frites et je lui ai fait jurer de rien dire à Beatrice.
La dame, qui était dans la cour l’autre jour, elle s’appelle Alexia.
Je l’ai revu et elle m’a proposé de m’emmener dans la nature. Comme ça me disait bien, et que je voulais plus manger les légumes de la cantine, j’ai dit oui.
Et puis je voyais bien que ça lui faisait plaisir à la dame que je sois d’accord. C’était comme si elle avait attendu des années et qu’elle recevait enfin son cadeau de Noël. J’ai pas compris pourquoi elle était aussi contente de m’emmener dans la nature mais j’ai senti que, dans mon cœur, c’était tout chaud, comme quand papa il m’emmène jouer au foot.

Tous les mardis midi, Alexia elle m’emmène à Onnens, dans sa garide comme elle dit. J’ai vu plein de choses incroyables avec elles. Des fleurs super belles et précieuses parce qu’elles sont rares il paraît. Des toiles d’araignée méga grandes et même des vipères qui font un peu peur.
Alexia, elle dit qu’il faut traiter la nature avec douceur, qu’il faut apprendre à l’écouter, qu’il faut pas mettre de produits chimiques. Elle dit que c’est comme ça que les fleurs les plus précieuses ben elles reviennent.

Dans la prairie d’Alexia, il y a des criquets, il y a des herbes que tu peux mettre dans la bouche, comme Lucky Luke, et qui ont un goût un peu amer. Il y a plein de papillons aussi. Alexia elle m’a donné une boîte avec des insectes piqués. Pour que papa sache pas, je la laisse à l’école et je la montre aux copains à la récré.
Alexia elle est vraiment trop forte. Elle a un tatoo de serpent sur la nuque et des cicatrices sur les bras. Quand je lui ai demandé, elle m’a dit qu’elle avait cohabité avec une bête sauvage et que, quand il y avait trop de vide, la bête elle voulait lui faire du mal. Mais que maintenant ça allait mieux, la bête elle avait compris, elle avait moins peur et elle venait moins souvent. Alexia c’est une guerrière et elle est super belle avec ses blessures de combat.
Alexia, elle dit toujours qu’elle aime les papillons, que ça lui rappelle la légèreté et la fragilité de l’existence. Elle dit que c’est les papillons qui lui ont sauvé la vie et que c’est pour ça qu’elle s’en occupe. C’est un peu tordu mais, Alexia, elle dit beaucoup de choses incongrues.
Une fois, elle m’a demandé comment ça se passait avec papa. Je lui ai dit qu’il était très sévère, je lui ai dit, qu’avec lui, c’était pas marrant, qu’on s’amusait pas comme avec elle, quand on allait dans la nature. Là, elle a eu un drôle de regard. J’ai vraiment eu l’impression qu’elle était triste. Elle m’a regardé et elle avait les yeux tout brillants. Alors elle m’a dit qu’elle allait tout faire pour continuer nos excursions, qu’elle m’aimait et que je devais pas me faire de soucis pour les kilos. Alexia, elle adore tellement la nature.
La semaine dernière, la maman de Noémie a parlé longtemps avec Beatrice. Je sais pas ce qu’elles ont dit mais, en tout cas, elles étaient au courant pour les papillons et pour les sorties du mardi. Je suis sûre que c’est Noémie qui a cafté. Elle est trop jalouse. Depuis que j’ai la boîte, la classe vient souvent vers moi pour voir les insectes et ça, Noémie, elle aime pas. Elle peut plus faire son intéressante parce que j’ai plein de choses à raconter.
Le soir, mon papa il a téléphoné à la directrice. Il se faisait du souci. Il disait toujours que ça pouvait me perturber. Je comprends pas parce que, Alexia, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée dans la vie. Mais bon. Le mardi maintenant, à midi, j’ai cours de mathématiques. Le prof, il vient me chercher directement à la sortie de la classe pour m’emmener avec lui dans une autre salle. Je vois plus Alexia.
Pour que papa s’inquiète pas, je lui ai dit que j’avais réfléchi et que je voulais devenir « économiste dans l’énergétique ». Ça l’a rendu tellement content que j’ai eu chaud au cœur moi-aussi.
Je lui ai dit ça pour lui faire plaisir mais, moi, quand je serai grand, je sais que je serai chasseur de papillons.
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Pour cette chronique, j’ai proposé à ma communauté Instagram (@fabula_creation) de me suggérer des mots.
Trois d’entre eux ont été tirés au sort et je les ai intégrés à ce récit, à savoir « prospective », « brocoli » et « incongru ».
Au fait, as-tu deviné qui est Alexia ?
« Le cahier nord-vaudois de Sophie », publication dans le journal La Région le xx yyyy 2022.