Le murmure du tilleul

Nos existences s’appuient à l’ombre de géants dont la charpente traverse les siècles.

Nous nous sommes rencontrées dans le train, le régional Lausanne-Grandson. C’est l’ébriété d’un passager qui a fourni le prétexte de notre échange. J’étais assise dans le wagon, elle cherchait une place libre, à distance suffisante de l’individu qui vitupérait son aigreur. J’étais appuyée contre la vitre, je somnolais et, en la voyant arriver, j’ai remballé mon manteau.

Elle devait avoir envie de parler car elle a rapidement engagé la conversation.

C’était une vieille dame à l’accent vaudois, menue, souriante, pantalon à pinces et cheveux permanentés.

Alors qu’elle me racontait sa journée, ponctué par des « je ne vous ennuie pas j’espère », je compris qu’elle se rendait tous les lundis au casino de Montreux, pour jouer.

Je la questionnais.

Elle m’expliqua que l’établissement recevait des « vieux » qui, comme elle, cherchaient à passer le temps. Là-bas elle était reçue comme une princesse, elle avait le droit à un repas, à des boissons, le personnel était affable et attentif. Être une habituée lui valait quelques privilèges, elle avait la carte Gold et le cocktail maison lui était offert. Je demandai :

– Aujourd’hui, la journée a-t-elle était bonne ? Vous avez gagné ?

– 200 CHF.

– Félicitations ! Belle journée alors. Moi qui n’ai jamais mis les pieds dans une maison de jeu, j’imaginais déjà l’ambiance à la Dostoïevski avec marottes, tables de poker et stratégies pour faire sauter la banque. Je poursuivais :

– Comment avez-vous gagné ?

– Aux machines à sous, j’étais déçue.
Elle ajouta :

– Je ne joue qu’aux machines à sous. Je viens chaque semaine avec 100 CHF, soit je les perds, soit je récupère ma mise. Aujourd’hui je suis en veine.
Je devinais que le gain n’était pas le principal intérêt de ces sorties.

– Depuis que mon mari est parti, je dois occuper mes journées. Vous savez, ils sont nombreux comme moi.

Elle n’était pas dupe. Sa réponse sonnait comme une excuse. Si elle répondait aux sirènes du casino, aux bonnes affaires qu’il lui faisait miroiter, c’était surtout pour tromper sa solitude. Je découvrirais plus tard, au fil des rails, qu’une autre raison sans doute inconsciente l’amenait à jouer. Une ardoise à honorer, fut-ce à titre posthume

Elle était charmante cette petite grand-mère. Il émanait d’elle la prestance d’un siècle qui n’est plus mêlé à la modernité.

Elle avait longuement été au chevet de son conjoint et quand le cancer, qui jouait au poker menteur avec les soignants, avait finalement remporté la partie, elle s’était retrouvée face un vide béant.

Elle qui avait toujours été au service de ses proches, parents, enfant, mari, amis, voilà qu’elle devait apprivoiser un temps désormais dévolu à elle seule.

Le bon Dieu l’avait oublié, malgré l’arthrose, le diabète et une hanche qui tirait les jours de pluie, son cœur tenait bon.

Les services sociaux lui avaient conseillé d’entrer en EMS mais elle ne souhaitait pas abandonner la maison familiale d’Ependes.

Avec sa modeste retraite, elle ne faisait pas d’excès et avait apporté la preuve qu’elle avait encore toute sa lucidité.
Elle retirait l’argent à la banque et établissait un budget qui tenait en une pile d’enveloppes dans laquelle elle répartissait chaque semaine le montant qu’elle s’octroyait.

Elle vivait simplement au quotidien pour s’offrir ses lundis à Montreux.

Plus je la regardais parler, je voyais en elle les marques d’une autre époque, celle de femmes qui avaient baissé la tête face aux hommes mais qui traçaient leur destin.

Malgré la fragilité de sa silhouette, elle avait la force d’un chêne. Les années avaient dessiné des sillons sur son visage, travaillé son écorce qui affleurait sous le maquillage mais elle gardait sa détermination. J’osais la question :

– Quel âge avez-vous ?

– 97 ans.
J’étais stupéfaite. Je la félicitais pour son autonomie, pour son énergie. C’était épatant ! J’étais tellement curieuse de savoir quelle leçon elle tirait de ce presque siècle d’existence.

– Vous savez, je partirais sans savoir ce qui est arrivé à mon fils. C’est un fardeau que je porte, depuis 65 ans.

Elle me raconta alors son François. Un garçon brillant, travailleur, bel homme.

Quand il était venu à la maison ce soir-là, il finalisait la rédaction d’une thèse en sociologie. Il était arrivé par le train de 21h17. C’était le 29 janvier.

A cette époque les hivers étaient rigoureux, il avait beaucoup neigé et la famille s’était rassemblée autour du poêle.

Elle l’avait trouvé nerveux, pas dans son assiette. Comme il se plaignait du froid, de l’humidité, elle lui avait servi une tisane de tilleul. Il disait avoir déjà mangé.

Les fleurs avaient explosé au contact de l’eau, exhalant l’été. Des soleils sucrés qu’elle cueillait chaque année sur l’arbre. Cet arbre, devant la maison, qu’elle avait planté avec son grand-père, il était chétif quand elle l’avait positionné dans le terreau mais, pour faire face aux caprices du vent, l’arbre avait pris de la vigueur, il s’était déployé. Il était devenu magnifique, si bien que pour la dixième année de François, elle avait institué une récolte saisonnière.

Ce soir de janvier, elle avait raconté une fois encore son amour pour cet arbre, son engagement pour qu’il ne soit pas abattu, son combat victorieux face à la municipalité.

Lassé sans doute par les souvenirs qu’elle rabâchait, son garçon s’était retiré rapidement pour se coucher dans sa chambre d’enfant.
Et il ne s’était plus réveillé.

Elle m’expliqua le médecin, les gendarmes, la confusion. Elle n’avait plus su qui elle était et où est-ce qu’elle allait. Tout avait été si soudain.

Les forces de l’ordre avait demandé si son fils se droguait, c’était brutal. Elle avait juré que non. L’analyse toxicologique l’avait confirmé : ni stupéfiant, ni médicament.

Dans la poche de son veston, ils avaient trouvé un ticket de casino. Seul indice qui ne répondait pas à l’immense question : pourquoi ? A cette époque me dit-elle les sciences criminelles n’étaient pas aussi avancées que de nos jours. Elle l’avait porté en terre sans savoir.

Faute de preuve, l’enquête avait été bouclée à la hâte. On avait conclu à une mort naturelle.

Son fils avait bien quelques milliers de francs de dettes de jeu mais cela n’expliquait pas son décès prématuré.
Les enquêteurs avaient bâclé l’affaire. Pas de temps à perdre pour un fils d’ouvrier.

Il avait fallu continuer à vivre avec l’absence.

Depuis, elle se demandait tous les jours si la tisane servie pouvait être incriminée ?
Si les tables de poker avaient attiré autour de son garçon de mauvaises fréquentations ?
Si les soirées de fêtes qui s’étaient multipliées, avaient rendu l’aboutissement de cette thèse tellement inaccessible qu’il ne s’était pas senti à la hauteur de la fierté que ses parents plaçaient en lui ?

Quand elle descendit à la station, je remarquais au loin le tilleul centenaire qui se dressait toujours sur la place. Elle l’avait planté avec son aïeul et elle supposait qu’il lui avait pris sa descendance.

Les arbres sont des créatures étranges : nous passons, eux nous survivent. Il traverse les générations en observant le théâtre de nos vies.

Quand vous vous rendrez à Ependes, arrêtez-vous quelques instants au pied du vieil arbre. J’y suis allée un soir de lune et j’ai demandé ce qui était arrivé à François. Cette nuit-là, il m’a répondu.

« Le cahier nord-vaudois de Sophie », publication dans le journal La Région en 2023.

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