Elle l’appellerait Pasquale

Sur le coup des quatre heures, l’eau s’est mise à couler.

Pas un nuage dans le ciel, pourtant le liquide ricochait en gouttes fine sur les dalles du balcon.

Je compris soudain qu’Addolorata arrosait ses plantes. C’était le printemps aujourd’hui, elle avait bien raison !

J’avais moi aussi senti cet air de renouveau sans pouvoir le cerner véritablement.

Cela tenait-il aux piaillements des mésanges et des merles qui conversaient avec allégresse dans les fourrés ?

À l’explosion des bouquets de primevères qui nous lançaient des œillades coquines depuis le parc ?

À nos écharpes en laines qu’on avait remisé au placard, leur préférant un col libre, une nuque dégagée pour plus liberté ?

Impossible de dire à quoi ce changement tenait mais la vie reprenait. La nature explosait à nouveau de couleurs, de sons et de parfums.

Ma voisine fredonnait une chanson « Almeno tu nell’universo » de Mia Martini. Je l’imaginais entourée de plantes, en train de les bichonner sourire aux lèvres. C’était une belle italienne, plantureuse, dynamique, active, chaleureuse, exubérante comme sont les gens du sud.

Addolorata Müller avait 37 ans, des lavandes sur son balcon et une collection d’agrumes qui exhalaient un parfum d’évasion.

Quel étrange prénom Addolorata.

Quel étrange prénom pour une femme pétillante, solaire, enjouée, vivante !

Elle, elle voulait qu’on l’appelle Dola parce que, disait-elle, c’était moins catho, plus frais, plus simple, plus facile à prononcer aussi. Et cela lui allait mieux.

Dola avait épousé Urs Müller, il y a 13 ans jour pour jour. Sa physionomie était l’exact contraire de ce que son prénom pouvait laisser présager. C’était un homme sec, longiligne et pressé.

Il partait tôt le matin, rentrait tard le soir. Il était affable, distant et toujours en mouvement, comme si sa vie était restée de l’autre côté de la rue et qu’il devait s’empressait de la retrouver.

En son absence, son épouse s’attelait à faire rayonner « son petit bout de Calabre en Nord-Vaudois » comme elle disait. Pas facile de reconstituer un biotope méditerranéen sur une terrasse de 10m2 enveloppée jusqu’à la fin mars par les brouillards récalcitrants.

Pourtant Dola prenait soin.

Elle prenait soin de la nonagénaire du troisième, Véronique. Une veuve qui avait voyagé toute sa jeunesse.

En femme libre, elle avait rejoint les kibboutz à ses 17 ans, bravant l’interdit parental. Elle y avait appris la vie en communauté. Elle avait ensuite parcouru l’Afrique, l’Asie et le Moyen-Orient avant de se fixer en Suisse après un mariage d’amour. Son mari, un Américain expatrié, l’avait quitté bien trop tôt, laissant derrière lui deux filles en bas âge. Mais Véronique était une femme moderne avant l’heure, de celle qui avait su allier vie professionnelle et vie familiale sans se laisser abattre. Avide de psychologie, d’histoire, de sciences sociales, elle n’avait jamais cessé de se former. C’était une femme généreuse, instruite, ouverte sur le monde qui voyageait désormais dans les livres.

 

En tant que mère célibataire, il n’avait pas toujours été évident de concilier l’énergie qu’elle donnait aux autres, à mes amis, à ses enfants, et celle qu’elle se réservait pour elle, pour son jardin secret.

Dola prenait soin.

Elle distribuait, au cœur de l’hiver, des bergamotes ramenées du pays. En février, elle confectionnait des chiacchere pour les résidents et déposait, chaque 8 mars, des brassées de mimosa dans l’entrée de l’immeuble.

Dola prenait soin. Mais…

Elle accompagnait Véronique tous les jeudis matin pour une promenade dans le parc. Elle tendait son bras bienveillant au pas hésitant de la vieille dame et lui offrait sa spontanéité rafraîchissante.

Mais, certains jours, Dola l’enviait.

Une jalousie dont elle était coupable et qu’elle s’efforçait de masquer par un large sourire.

Car elle l’attendait.

Elle et la Grande Famiglia attendait l’enfant qui devait nouer l’union du feu et de la glace, honorer ce mariage entre l’Italie et la Suisse qu’Urs avait célébrée en grandes pompes et fontaines de champagne.

Plus moyen de rentrer au village sans que les regards des cousins ne glissent sur son ventre, plus moyens d’éluder les : « c’est pour quand ? », les regards curieux et compatissants.

Le petit ne venait pas et chaque retour au pays devenait plus pesant.

Chaque année, Urs semblait s’enfuir un peu plus dans le travail.

Elle avait beau cuisiner des bucatini all’amatriciana, dresser des nappes de couleurs vives, égayer le balcon avec des fleurs fraîches, il ne la voyait plus. Son sourire avait déserté.

Sans qu’aucune parole n’aient jamais été échangée, une chape de plomb avait figé leur quotidien.

Il n’y avait pas d’enfant mais, il y avait entre eux, cet autre. Ce troisième qu’on n’osait nommer, ce troisième qui grandissait, qui prenait jour après jour un peu plus de place. Le silence. La distance. L’indifférence.

À mon habitude, je chaussais en fin de journée les baskets pour mon entraînement de running hebdomadaire. Je rejoignis Champittet par la route de Cheseaux-Noréaz et observais les couleurs de l’horizon qui se confondait avec l’onde calme des marais. Au pied de l’observatoire à faune, comme souvent, je me pris à rêver. Si je savais peindre, je focaliserais mon œuvre sur les dégradés du firmament à la tombée de la nuit, sur les nuances de lumières, ces clairs-obscurs si subtiles et fugaces.

Subjuguée par la beauté simple de l’instant, j’identifiais mentalement les couleurs qui composaient la toile du ciel. 

Bleu. Violet. Rose. Grenat. Oranger. Jaune. Jaune citron, presque blanc, en halo autour du soleil. 

Avec les nuages, il y avait du gris aussi, du gris tendre, du gris souris. 

Un vrai soir d’opale.

Je me remis à la course réalisant que je m’étais laissée aller à la contemplation et que l’humidité commençait à piquer. Je regagnais Yverdon par la route du lac. J’approchais du quartier de Clendy quand mon attention fut captée par une étrange mélopée. Il y avait comme une flûte, des percussions aussi. 

Plus je m’approchais des menhirs, dressés là depuis la préhistoire, plus la mélodie était lancinante.

Il faisait presque nuit maintenant et, en approchant, je fus témoin d’un étrange rituel.

Je voulus m’assurer que je ne rêvais pas. Ne pas être seule était la clé. Mais je ne distinguais aucun badaud.

Face à moi, en cercle dans le cirque de pierres néolithiques, une dizaine de femmes, toutes de blanc vêtues, psalmodiaient des incantations. Leurs cheveux longs étaient rabattus sur leur visage, leur tête, penchée en avant, ondulaient au rythme du tambourin.

Interloquée, je me glissais derrière une touffe de roseau pour observer sans être vue. 

Était-ce un culte païen ? 

Une cérémonie celtique ? 

Ou un rite initiatique ?

Une femme avec un diadème sortit du lot. Elle s’approcha du monolithe le plus imposant. D’un geste de la main, elle invita l’adepte à sa droite à la rejoindre. Elles étaient en transe. La prêtresse traça au bâton sur la pierre une triskèle druidique. Ensuite, elle releva le chemisier blanc de la participante et répliqua son geste sur le ventre dévoilé.

La jeune femme pris trois grandes respirations et releva sa chevelure.

Dans la lueur de l’ombre, je reconnu Addolorata.

A peine rentrée chez moi, je fis couler de l’eau dans l’arrosoir rouillé qui traînait sur le balcon. J’abreuvais le mandarinier que ma voisine m’avait offert en septembre et que j’avais délaissé tout l’hiver.

C’était l’équinoxe de printemps et, en ce 20 mars, il était temps de célébrer la vie.

En croisant Dola dans le hall le lendemain, je ne dis rien. Je lui tendis un regard complice et souhaitais de tout cœur que ma voisine apporte une belle nouvelle lorsqu’elle rejoindrait les siens pour Pâques.

« Le cahier nord-vaudois de Sophie », publication dans le journal La Région en avril 2022.

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