Le vieil homme aux corneilles

Je l’ai rencontré vendredi. Je partais courir. J’avais enfilé mes tennis et passais chercher une amie pour une heure d’exercice hebdomadaire.

La pluie tombait à grosses gouttes. C’était un ciel d’orage, de ces orages d’été aussi brutaux que soudain, de ceux qui libèrent l’odeur de terre et ramènent notre esprit citadin à son instinct animal. Vous savez, cette faculté de percevoir l’odeur âcre et suave des terrains détrempés.

Face à la rue des Philosophes, je l’ai vu pour la première fois.

Il offrait du pain aux oiseaux.

Lui et moi, on détonnait.

J’étais trempée et pourtant bien décidée à courir malgré la colère du ciel.

Lui, sans parapluie, était stoïque sous la tempête, abrité sous la frondaison d’un tilleul.

Surpris sans doute par ma détermination, il a levé la tête, me saluant d’une voix radiophonique.

En lui rendant son salut, mon regard avait croisé le sien. Il cachait ses cheveux argentés sous un béret écossais. Derrière ses lunettes embuées, je devinais le regard pétillant du fringant du jeune homme qu’il avait été.

Pour rejoindre mon amie, le raccourci passe par le cimetière.

Je traversais la route et remontais l’allée de tombes fraîchement fleuries. Un pied devant l’autre, je repensais à cette rencontre fortuite avant de la laisser s’évaporer dans l’effort.

À ma plus grande surprise, mes sorties de course à pied devinrent régulières et je le retrouvais chaque semaine. Quelque que soit la météo, il était à son poste, à l’entrée du cimetière. Entouré d’oiseaux, il nourrissait les corneilles.

Les volatiles étaient devenus le cauchemar des autorités. Les administrés se plaignaient de quantité de salissures, de désagréments sonores. Après des années d’inaction, le syndic s’était donné pour mission de réguler les populations qui proliféraient. Au printemps, un jeune enfant s’était fait attaquer. L’accident avait ému l’opinion public et le jeune maire, en fin de législature, avait empoigné la situation à bras le corps.

Le vieil homme, en nourrissant les oiseaux, ne pouvait ignorer qu’il était dans l’illégalité. L’arrêté municipal avait été clair, les corneilles avaient été déclarées nuisibles et les habitants devaient faire acte de citoyenneté.

Le rituel, se répétait pourtant chaque semaine.

Le vieil homme donnait du pain aux corneilles et, en traversant le cimetière, j’observais la première tombe de l’allée toujours fleurie.

Ce que j’avais d’abord pris pour un hasard n’en était pas un.

Je présentais qu’un lien secret reliait ces visites hebdomadaires d’un vivant à sa défunte à cet étrange manège des oiseaux. La répétition fit que nous prime l’habitude de nous saluer. Nous étions ponctuels l’un et l’autre et ne manquions pas notre rendez-vous. Un sourire de connivence tacite ponctuait notre bref échange.

À l’hiver, le froid me retint à l’intérieur et eu un impact direct sur mes ambitions sportives. Je troquais mes baskets contre une tasse de thé, préférant la rondeur rassurante d’un Earl Grey au froid piquant de la fin d’après-midi.

Quand, sur l’incitation de mon amie, je repris le chemin de la course à la fin mars, bien décidée à perdre quelques kilos, je me rappelais mon rendez-vous du vendredi. J’avais hâte de retrouver le regard goguenard du vieil homme.

Il n’en fut rien.

Je pensais que l’hiver l’avait, tout comme moi, découragé et qu’il reviendrait avec le soleil. Mais au fil du temps je dû me faire une raison.

Bien des années plus tard, alors que j’avais pris des responsabilités au sein de la commune, j’en appris davantage sur le lien subtil qui reliait l’homme et l’oiseau.

Au détour d’une conversation, on me rapporta une lettre qui avait occupé une séance de conseil communal. À la plume, d’une écriture hésitante, un homme s’était opposé à la volonté du syndic. Il expliquait la longue maladie de son épouse, la joie qu’il avait vu dans ses yeux lorsqu’il avait ramené à la maison un oisillon tombé du nid. Des semaines durant ils avaient mené en parallèle leur combat pour la vie. La corneille avait survécu. Pas son épouse. Il expliquait le lien vital qui le liait aux oiseaux.

Le printemps qui avait coïncidé à mon retour à la course avait été celui d’une autre victoire.

Les citoyens avait reconduit le syndic à la tête de la municipalité, il avait libéré la ville des oiseaux nuisibles.

« Le cahier nord-vaudois de Sophie », publié dans le journal La Région le 29.07.2021

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